1. Introduction
La dénomination "nécrose tubulaire aigue" (NTA) est habituellement retenue en pratique clinique pour désigner une insuffisance rénale d'origine ischémique ou toxique. Cette appellation, qui devrait être réservée aux cas où l'on a la confirmation histologique, a le mérite de faire référence à la cible cellulaire principale des différentes formes d'agression tubulaire rénale dont la physiopathologie est comparable (Tableau) .
Tableau : Modèles expérimentaux d'insuffisance rénale aigue
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Ischémiques
- choc hémorragique
- clampage de l'artère rénale
- Injection intra-artérielle de noradrénaline
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Rhabdomyolyse-Hémolyse
- Glycérol intramusculaire
- Perfusion d'hémoglobine
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CIVD
- Injection d'endotoxine ou de thrombine
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Obstacle tubulaire
- acide folique, urate, dextran intra-veineux
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Néphrotoxiques
- Mercure, nitrate d'uranyl, cisplatine, aminosides
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Les modifications anatomiques et physiologiques du rein post-ischémique sont assez bien caractérisées : vasoconstriction, desquammation des cellules tubulaires, obtruction tubulaire intraluminale et rétrofiltration transtubulaire du filtrat glomérulaire. Initialement confinée à une théorie purement hémodynamique, la conception de la physiopathologie de l'IRA post-ischémique a été largement étendue ces dernières années à la suite de travaux portant sur les anomalies cellulaires, biochimiques et immunologiques. Notamment le rôle des modifications du cytosquelette, des médiateurs agissant sur le lit vasculaire et des molécules d'adhésion est apparu fondamental ouvrant la porte à de nouvelles voies thérapeutiques. Des études expérimentales ont permis d'identifier la localisation préférentielle des lésions cellulaires au niveau la portion droite (segment S3) du tubule contourné proximal dans des modèles d'insuffisance rénale post-ischémique ou toxiques. Les cellules des segments contournés corticaux S1 et S2 semblent moins touchées. Elles perdent également leur bordure en brosse mais les lésions de nécrose sont moins étendues. Le degré d'atteinte des autres segment tubulaires est plus controversé notamment en ce qui concerne la partie médullaire de la branche fine ascendante de l'anse de Henle.
2. Facteurs Hémodynamiques et mécaniques
Les mécanismes classiquement impliqués dans la physiopathologie de l'IRA ont été établis sur des données expérimentales et font intervenir en premier lieu la diminution du flux sanguin rénal dont le rôle est essentiel à la phase initiale. Les modifications et l'autorégulation de la filtration glomérulaire dépendent de la pression ultrafiltration glomérulaire et du coefficient d'ultrafiltration (Kf). La pression d'ultrafiltration glomérulaire est la résultante d'une part de la pression capillaire glomérulaire elle-même soumise aux variations de la pression systémique et des résistances artériolaires afférentes et efférentes, et de deux pressions négatives, la pression oncotique et la pression intra-tubulaire. La diminution de la filtration glomérulaire et la perte de son autorégulation sont liées à une augmentation des résistances vasculaires intra-rénales et à une diminution de Kf sous l'effet de divers médiateurs hormonaux. Ultérieurement, l'obstruction des tubules par des cylindres de cellules tubulaires nécrosées augmente la pression intra-tubulaire et annule la pression d'ultrafiltration glomérulaire aboutissant à l'arrêt de la filtration glomérulaire.
2.1. Hypoxie médullaire et lésions des cellules épithéliales
Une réduction du débit sanguin rénal d'environ 40 à 50% est constamment observée à la fois dans les modèles expérimentaux et dans la phase de plateau de la nécrose tubulaire chez l'homme.
Bien que cette modification hémodynamique puisse apparaître insuffisante pour expliquer la baisse prolongée du débit de filtration glomérulaire, le rôle capital des modications hémodynamiques régionales dans l'entretien des lésions liées à l'hypoxie a été précisé. Lors d'une baisse significative du débit sanguin rénal, la partie externe de la médullaire, qui fonctionne physiologiquement dans un état d'hypoxie chronique relatif (pO2 à 10-20 mmHg), est bien plus exposée à une diminution de la tension en oxygène que les structures corticales. Cette situation est aggravée par la forte demande métabolique des cellules de la pars recta du tubule contourné proximal et de la branche ascendante de l'anse de Henle.
La persistance d'une anomalie de perfusion médullaire est due à la conjonction d'au moins deux facteurs : une vasoconstriction intra-rénale et la congestion des vaisseaux médullaires par un afflux d'éléments figurés du sang.
2.2. Médiateurs de la vasoconstriction intrarénale
Bien que les cellules tubulaires soient la cible principale des lésions de NTA, les lésions endothéliales contribuent à l'intense vasoconstriction intrarénale constatée au cours des NTA. Ces lésions endothéliales sont responsables d'un déséquilibre entre la production d'oxyde nitrique (NO) vasodilatateur et d'endothéline vasoconstrictrice altérant ainsi le débit sanguin médullaire. Des 3 isoformes d'endothéline, seule l'endothéline 1 (ET1) a un rôle clairement identifié dans la physiopathologie de la NTA. L'ET 1, est en effet un des peptides vasoconstricteurs les plus puissants et ce principalement sur le lit vasculaire rénal, où il exerce une vasoconstriction intense et prolongée. Son implication dans les mécanismes physiopathologiques de la NTA est indirectement suggérée par les effets protecteurs de l'administration d'antagonistes spécifiques de son récepteur notamment ETA dans différents modèles d'IRA, incluant la rhabdomyolyse, les produits de contraste iodés et la cyclosporine.
Parallèlement à la stimulation de la production d'endothéline, la lésion endothéliale est responsable d'une baisse de la libération de NO synthétisé par la NO synthase constitutive. La baisse de la production constitutive de NO peut être délétère par la perte de la vasodilatation rénale basale induite par le NO et du fait de l'absence de contre-régulation à la production d'endothéline normalement assurée par le NO en inhibant la transcription du gène de l'endothéline. Les effets de l'inhibition de la production de NO ont été rapportés dans plusieurs modèles de NTA (ischémie, ciclosporine, hémoglobine, myoglobine).
A l'opposé, le NO a été impliqué comme médiateur des lésions des cellules tubulaires. A ce niveau, il est synthétisé par la NO synthase inductible dont l'activité est stimulée par l'ischémie. Il contribue alors à la toxicité cellulaire après liaison à l'anion superoxyde pour former un peroxynitrite.
Cette dualité antinomique de l'action locale de NO dans les cellules endothéliales et tubulaires explique les échecs des tentatives d'administrer des donneurs de NO ou au contraire des inhibiteur non spécifiques de la synthèse de NO pour améliorer l'évolution des NTA post-ischémique.
L'adhérence des polynucléaires neutrophiles sur l'endothélium vasculaire est une étape essentielle précédant l'extravasation de ces cellules dans les tissus ischémiques. La chémotaxie des neutrophiles est en partie liée à l'activation de la cascade du complément avec la formation locale de C5a. Après l'adhésion et la chémotaxie, les neutrophiles relargent des radicaux oxygénés réactifs, et divers enzymes (protéases, élastases, myélopéroxydase, etc...) qui endommagent les tissus. Ces substances ainsi que la leucotriène B4 et le platelet-activating-factor (PAF) augmentent la perméabilité vasculaire et surexpriment les molécules d'adhésion qui amplifient l'inflammation. L'adhésion des neutrophiles aux cellules endothéliales se fait par l'intermédiaire d'adhésines exprimées sur les celullules endothéliales comme ICAM1. Celle-ci interagit avec son ligand CD11b/CD18 sur les polynucléaires neutrophiles dont l'expression est stimulée par l'anaphylatoxine C5a. L'administration d'anticorps neutralisant la liaison des molécules d'adhésion sur le versant endothélial ou sur les leucocytes améliorent les anomalies fonctionnelles et histologiques de l'insuffisance rénale aigue post-ischémique. De même les souris génétiquement déficientes en ICAM1 sont protégées de l'insuffisance rénale aiguë ischémique. Ces phénomènes liés à l'activation du système du complément et des leucocytes jouent probablement un rôle dans l'exacerbation des lésions rénales des patients traités par hémodialyse par des membranes composées de matières dites "bioincompatibles" telles que l'acétate de cellulose.
3. Lésions tubulaires
Les mécanismes aboutissant à la mort des cellules tubulaires sont complexes et encore incomplètement élucidés. Récemment, la discordance importante entre les anomalies fonctionnelles rénales et les lésions morphologiques observées au cours de la NTA ont amené à une révision du concept de "nécrose" des cellules tubulaires. La mise en évidence d'anomalies fonctionnelles "subléthales" des cellules tubulaires permet d'expliquer en partie ce paradoxe.
Les modifications morphologiques les plus précoces observées au cours de l'ischémie comprennent la formation de vésicules sur les membranes apicales des cellules tubulaires proximales avec perte de la bordure en brosse. Les cellules tubulaires proximales perdent ainsi leur polarité et l'intégrité des jonctions serrées, conséquence probable de l'altération de l'interrelation entre l'actine et le cytosquelette microtubulaire. La Na-K-ATPase se redistribue alors de la membrane baso-latérale vers le pole apical contribuant à la diminution de l'extrusion du sodium de la cellule. De plus les anomalies fonctionnelles des jonctions serrées favorise la rétrofiltration massive du filtrat glomérulaire avant la nécrose effective des cellules tubulaires. Les cellules épithéliales tubulaires sont attachées aux protéines de la matrice telles que la fibronectine ou le collagène par des protéines transmembranaires de la famille des ß1-intégrines. Un des recepteurs matriciels de ces protéines a éte identifié sous la forme d'un tripeptide dénommé RGD (arginine-glycine-asparagine). Au cours d'une agression ischémique ou toxique des cellules tubulaires une redistribution des intégrines ß1 vers la surface apicale facilite le détachement des cellules épithéliales vivantes ou nécrosées de la membrane basale dans la lumière tubulaire et favorise la formation de cylindres tubulaires obstructifs. Ces cylindres augmentent la pression intratubulaire et réduisent encore davantage la filtration glomérulaire. La perte de la barrière épithéliale et des jonctions serrées entre des cellules viables aboutit à une rétrofiltration du filtrat glomérulaire aggravant la baisse du débit de filtration glomérulaire. Expérimentalement, les peptides RGD qui empêchent l'adhésion entre les cellules dans la lumière tubulaire peuvent prévenir l'augmentation de la pression tubulaire proximale en diminuant la formation de cylindres tubulaires et atténuent l'insuffisance rénale aiguë ischémique chez l'animal .
3.1. Altérations biochimiques
La déplétion rapide des stocks d'ATP cellulaire qui accompagne l'ischémie conduit à des lésions irréversibles de la bicouche lipidique cellulaire et des organites intracellulaires. Ces événements entrainent une rupture de l'intégrité de la membrane cellulaire, bloquent les phénomènes de transport conduisant à l'accumulation d'eau et de sodium dans la cellule et aboutissent à la mort cellulaire. Certains phénomènes métaboliques ont été particulièrement étudiés et en partie rendus responsables de la nécrose cellulaire notamment au moment de la reperfusion. Ainsi, l'augmentation de la concentration du calcium cytosolique, active un certain nombre de protéases ou de phospholipases et la dégradation de l'ATP en adénosine et en hypoxanthine contribue à la vasconstriction des artérioles intrarénales et à la formation de radicaux oxygénés. De nombreuses tentatives de prévention de la NTA par l'administration d'inhibiteurs spécifiques de ces médiateurs toxiques (capteurs de radicaux libres, anticalciques, inhibiteurs de phospholipase, etc...) ont été menées avec des résultats encourageants sur des modèles expérimentaux définis mais en restant d'une manière générale inefficaces chez l'homme.
Une autre notion récente dans la compréhension de la physiopathologie de l'IRA a été apportée par les résultats des travaux menés sur les phénomènes d'apoptose, forme programmée de la mort cellulaire totalement distincte de la nécrose. L'apoptose pourrait être mise en jeu dans les cellules tubulaires par des processus identiques à ceux à l'origine de la nécrose mais d'intensité moindre (hypoxie, cisplatine, etc...). De façon intéressante, le rôle de la déplétion au cours de l'IRA en "hormones rénotrophiques" tels que les facteurs de croissance EGF (epidermal growth factor) ou IGF1 (insulin-like growth factor 1) dans le déclenchement de l'apoptose a été mis en évidence .
3.2. Rôle des facteurs de croissance dans la récupération de l'insuffisance rénale aiguë ischémique
A la différence d'autres organes, comme le coeur ou le cerveau, le rein (plus précisement le tubule rénal) peut récupérer ad integrum des lésions histologiques et des anomalies fonctionnelles à la suite d'une agression toxique ou ischémique. Les cellules tubulaires survivantes entrent à nouveau dans le cycle cellulaire et se répliquent pour remplacer les cellules nécrosées. Dans ce contexte, un certain nombre de protéines normalement synthétisées au cours de l'ontogénie sont à nouveau exprimées lors de la phase de récupération de l'épithélium. Les molécules qui interviennent dans la réponse proliférative ne sont pas encore toutes identifiées mais les facteurs de croissances EGF, IGF1 ou hépatocytaire (HGF) qui sont des mitogènes pour la cellule tubulaire proximale, semblent jouer un rôle important en diminuant la sévérité de l'IRA ischémique ou toxique chez l'animal et en favorisant sa récupération. Toutefois au delà des résultats expérimentaux prometteurs obtenus dans des modèles particuliers l'extension de leur utilisation en clinique humaine n'a pas été encore concluante dans les premiers essais préliminaires.
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